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Le vrai prix du fait main en France


Détail du prix d'un article phare de la marque Maison Cléo

Suite à la publication de Maison Cléo sur son compte instagram, prônant des prix plus transparents dans le monde de la mode, j’ai pris du temps pour réfléchir à la question du prix, qui me semble essentielle dans le travail du créateur-artisan. J’entends par « artisan-créateur » la personne à l’origine de l’ensemble des étapes de fabrication d’un produit : depuis le dessin, le choix des matières et des couleurs et le prototypage (création) jusqu’à la découpe, l’assemblage, la finition (artisanat).

Ce questionnement fait écho à une phrase que j’entends régulièrement à propos des prix des créations de ces mêmes créateurs-artisans : « C’est quand même cher ! »

Il y a peu, lors de mon passage près de la boutique d’un artisan-créateur de boucles d’oreilles, dont une paire était vendue 25€, j’ai entendu une passante s’exclamer : « 25€, c’est vraiment trop cher ! »

Une fois passée mon envie de crier autour de moi que ce prix, en plus d’être légitime, était même très certainement sous-estimé, une chose m’est apparue clairement.

Cette passante n’était pas de mauvaise foi, elle manquait seulement de connaissances ou d’informations sur le prix de ces boucles d’oreilles. Comme la plupart des consommateurs français d’aujourd’hui, habitués à acheter des T-shirts à 10€ et des chemises à 40€ (qui tombent respectivement à 5€ et 30€ en période de soldes), cette personne ne connaît pas le prix réel du fait entièrement à la main en France, en petites quantités.



Comment sensibiliser le consommateur ?


Je me suis dit que c’était peut-être donc au créateur-artisan de sensibiliser les consommateurs à ce qu’implique créer en France aujourd’hui, et vouloir en vivre. Faire le choix de vivre de ses créations, ce n’est clairement pas la même démarche que de faire ça « à côté », en plus d’un travail qui permet d’être stable financièrement, car il faut faire vivre son entreprise et vivre soi-même.

Comment sensibiliser le consommateur, donc ?

Ma réponse est, comme celle de Maison Cléo, la transparence dans le prix. C’est ce que je vais détailler plus loin avec l’exemple d’une de mes créations. Mais c’est aussi, et avant tout, permettre au consommateur de comprendre le fonctionnement de ce que l’on appelle la « Fast Fashion ». Cette mode de grande consommation est la mode des grandes enseignes d’aujourd’hui, que cela soit les « entrées de gamme », les « milieux de gamme » ou même le « haut de gamme ». Elle est produite en grandes quantités pour des marchés internationaux et propose des prix très bas depuis des décennies, prix que le consommateur a intégré comme étant « normal » pour ces produits.


La « Slow Fashion » au contraire, est la mode proposée par de petits créateurs qui produisent en petite quantité et dont les produits sont entièrement fabriqués dans leurs ateliers. C’est la mode imaginée et créée par de petites entreprises qui choisissent une production en petite quantité.

Au contraire de cette « Slow Fashion », la « Fast Fashion » use et abuse du marketing pour déformer à son avantage la réalité. Aujourd’hui la plupart de ces marques affichent sur leurs sites web, leurs étiquettes, leurs packagings la jolie phrase « Made in France » ou « Dessiné en France ». Le consommateur, dans la majorité des cas se dit : « Chouette, j’achète un article dessiné, produit, assemblé et étiqueté en France, avec des matières issues du savoir-faire français ! C’est bien, ça valorise l’emploi en France, ça respecte l’environnement car comme tout est fait en France, le transport est moindre et en plus c’est pas cher ! ».

Première révélation choc de cet article : ce n’est pas ce qu’il se passe dans la réalité. Et loin, vraiment loin de là !


Sans chiffres et études indépendantes, comment être sûr.e que la production est plus "durable" ?

Quelles législations pour le « Made in France » ?


En France aujourd’hui, peu de textes de lois régissent le « Made in France » si ce n’est l'article 24 du code des douanes communautaires : « Une marchandise dans la production de laquelle sont intervenus deux ou plusieurs pays, est originaire du pays où a eu lieu la dernière transformation ». Globalement, il est donc possible d’inscrire le terme « Made in France » sur un article si au moins la dernière étape de production a été réalisée en France.

Bien entendu, de plus en plus de petites marques essaient de produire au maximum en France mais dans la majorité des cas, seulement le design (le dessin du produit, le choix des matières et coloris et le prototypage) et l’étiquetage du produit sont réellement réalisés en France. Les étapes de production sont elles délocalisées à l’étranger.

Cette manière de procéder entraîne des conséquences importantes sur le prix final du produit. Si vous souhaitez entrer plus en détail sur la manière dont le prix d’un produit est fixé dans la Fast Fashion, je vous renvoie vers l’excellent article de Bonne Gueule « Comment Fonctionne le circuit de Prêt-à-Porter – Les taux et les marges #1 ». L’article est très clair et permet d’analyser en profondeur toutes les étapes depuis le design d’un vêtement jusqu’à sa vente en magasin.


Un exemple de banane de la marque Chromateria

Le prix d’un article entièrement fabriqué en France ?


Pour ma part, je vais me concentrer maintenant sur la structure du prix d’un article fait main en France de A à Z et en petites quantités. Comme l’explique aussi l’article de Bonne Gueule, une fabrication en très grande quantité permet de faire chuter le prix du produit final, mais aussi de pratiquer de grosses soldes.

Pour que cela soit clair pour vous, je prendrais l’exemple de ce que je connais, soit la banane que je teints et couds moi-même, qui sera ensuite vendue en direct ou bien en ligne.


Détail du prix d'une banane de la marque Chromateria

Je vous détaille dans l’étiquette ci-dessus les éléments qui composent le prix de vente de ma banane, afin que vous ayez une idée précise du coût de chaque élément en France.

Je précise en France, car ce détail prend en compte le coût de la vie, qui se traduit par la rémunération du créateur, en l’occurrence ma rémunération. Les charges sociales dont je dois m’acquitter lors de la vente de chaque produit sont aussi prises en considération ainsi que la marge que je choisis d’appliquer sur le prix de revient de ma banane. Si je mets ces trois éléments en avant, c’est parce ce sont ceux qui influencent le plus le prix final du produit.


Le principal élément permettant d’obtenir des prix bas dans la Fast Fashion est le coût de la main d’œuvre. Effectivement, ce coût peut être très fortement diminué lorsque le produit est fabriqué dans un pays dans lequel la rémunération minimum des travailleurs (l’équivalent de notre SMIC journalier) est très faible. Par exemple, un travailleur indien recevra, au minimum prévu par la loi indienne, 150 roupies indiennes par jour, soit l’équivalent de 1,79€, quand un travailleur français recevra au minimum 54,71€ par jour. Le coût de la main d’œuvre sera donc plus de 30 fois plus élevé en France qu’en Inde.

Le deuxième élément qui fait varier le prix final d’un produit est le montant des cotisations sociales dues à l’URSSAF (dans mon cas) sur chaque produit que je vends. Pour ce qui concerne la vente de marchandises en tant qu’auto-entrepreneur, le pourcentage que je dois verser à chaque vente est 12,8 % du prix de vente de ma banane. Ce pourcentage varie en France pour chaque corps de métier (23 % pour de la prestation de service, 10,5 % pour un artiste-auteur…). Les entreprises françaises sont toutes assujetties à des taux de cotisations différents, ce qui fait aussi varier, dans une moindre mesure, le prix de vente d’un produit.



La marge, à quoi ça sert ?


Le dernier point qu’il me semble important d’aborder est la marge appliquée sur le prix de revient de ma banane. Cette marge est appliquée une fois toutes les dépenses liées à la fabrication faites (main d’œuvre, fournitures, matières premières…) et permet au créateur de gagner un « surplus ». Celui-ci permettra à son entreprise de réinvestir par la suite dans de nouveaux équipements. Dans mon cas, ça peut être acheter une nouvelle machine à coudre, compléter mes ustensiles de teinture ou encore payer mon site internet. J’ai fixé ma marge à 1,5, mais, dans le milieu de la Fast Fashion, la marge créateur est plutôt à 2,5 voire au dessus. Cette marge n’est donc pas superflue pour moi et mon entreprise, mais bien à la fois un moyen d’investir sur le long terme (remplacement de matériel ou développement de nouveaux produits) et de faire vivre l’entreprise au quotidien (remboursement de prêt, site internet).

Tout ceci étant dit, le prix du fait main en France apparaît clairement comme plus coûteux que celui d’un article fait ailleurs dans le monde, et notamment hors de l’Europe. Le coût de la main d’œuvre est la première cause de ce prix, mais il ne faut pas oublier de préciser que choisir de fabriquer en France implique deux éléments importants. Dans un premier temps, cela permet de conserver un savoir-faire ancestral. Plusieurs régions de France étaient, jusqu’au milieu du XXème siècle, spécialisées dans différents domaines du textile : la région de Calais dans la Dentelle, la Loire et Haute-Loire dans la fabrication d’accessoires tels que chapeaux, gants et cravates, le Tarn dans la tannerie du cuir, ou encore la Charente dans la fabrication des charentaises. Privilégier la fabrication française permet également d’être certain que la personne ayant fabriqué ce que vous allez porter sera justement rémunérée, protégée dans son travail et au-delà, si elle venait à être malade ou licenciée par exemple. Car rémunérer un salarié en France revient également à payer des cotisations pour son chômage, sa retraite, ses congés...



Etape de fabrication des chaussures Jules & Jenn au Portugal

La fabrication en Europe, dans quelle mesure ?


Dans une moindre mesure, la fabrication à échelle européenne est également intéressante, bien qu’il est nécessaire de savoir que l’équivalent du SMIC français varie selon chaque pays. Je vous renvoie à l’article de Toute L’Europe « Le salaire Minimum en Europe », qui détaille pour chacun des pays européen le salaire minimum. Il est à noter que certains pays prévoient des rémunérations minimum par types de métiers et que d’autres pays n’en ont tout simplement pas au niveau national. À partir de ces chiffres, il est ensuite possible de vous faire votre propre opinion sur un produit fabriqué dans ce pays, en comparant rémunération minimale et coût de la vie dans ce pays.

Une fois tout ceci détaillé, j’aimerais porter votre attention sur le fait que la responsabilité revient à chacun d’acheter et de consommer en fonction de ce qui lui semble acceptable dans son éthique personnelle, ce curseur n’étant pas le même pour chacun. En effet, certaines personnes n’auront aucun problème avec le fait d’acheter un produit fabriqué en Bulgarie (où le salaire minimum est de 311,89€ par mois) tandis que d’autres y seront fermement opposés. Selon moi, il est en premier lieu nécessaire d’acheter en conscience, sans juger les choix des autres.



Et le pouvoir d’achat dans tout ça ?


Je prends encore mon propre exemple, pour conclure sur un point que je n’ai pas encore abordé, celui du pouvoir d’achat.

Je n’ai, par exemple, financièrement pas les moyens de m’acheter tous les mois ou tous les deux mois un vêtement fabriqué entièrement en France, alors je varie avec des articles fabriqués en Europe. Pour ma part, je choisis assez souvent la fabrication au Portugal ou en Espagne, notamment pour les chaussures ou la maroquinerie, car ce sont des savoir-faire reconnus dans ces deux pays. Les rémunération minimum sont également décentes au vu du prix de la vie.

J’ai également pris le parti-pris d’acheter de la seconde main : en friperie pour les vêtements, chez Emmaüs ou en vide-grenier pour le mobilier, ou bien en achetant directement chez le producteur pour l’alimentaire. Cela évite les intermédiaires et donc les marges successives, et me permet de payer à celui qui les a cultivés le juste prix des fruits et légumes par exemple.

Si j’ai choisi de conclure sur ce point qui me tient à cœur, c’est pour vous dire simplement qu’acheter de seconde main n’est pas une mode « bobo-écolo » ou un signe de pauvreté mais permet également de participer à une économie plus circulaire et bienveillante tout en s’assurant de court-circuiter les marchés de la Fast Fashion ou de la grande distribution.

Make My Lemonade résume plutôt bien cet article !

Vous vous sentez concerné par le sujet, mais dans un autre domaine ?


Je m’écarte volontairement du monde de la mode, parce que je suis persuadée que cet article peut avoir une portée bien plus globale, et peut s’appliquer à des métiers différents que celui de créateur-artisan. J’espère que mon article sera repris et adapté par le plus grand nombre dans un domaine qu’il connaît par cœur. C’est pour cette raison que j’espère que chacun pourra le partager à ses proches et toutes les personnes qui l’entourent, bien au-delà des frontières des mondes de la mode et de la création.

Si vous vous posez encore des questions sur certains points ou si vous avez des remarques constructives, n’hésitez pas à m’écrire sur les réseaux sociaux ou par mail à chromateria@gmail.com.

Je vous remercie du fond du cœur pour votre lecture, j’espère que vous aurez fait autant de découvertes que moi en écrivant cet article. J’espère également que cela fera de vous une personne qui dira : « C’est trop cher ... pour mes moyens ».

D’autres articles sur le sujet, qui arrivent à des conclusions proches :

EtPourquoiPasColine, « le prix des choses »


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